Une première prise de parole sous haute tension diplomatique
Dix jours après sa libération des geôles algériennes, l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal a choisi le journal télévisé de 20 heures de France 2, diffusé le 23 novembre 2025, pour briser le silence. Face à Laurent Delahousse, l’intellectuel de 81 ans, cheveux coupés courts et visiblement marqué par l’épreuve, a livré un témoignage glaçant sur son année d’incarcération qui révèle l’ampleur des tensions entre Paris et Alger.
Dans ce qui constitue sa première apparition télévisée depuis sa grâce accordée le 12 novembre par le président Abdelmadjid Tebboune, Boualem Sansal a immédiatement reconnu peser chaque mot prononcé : « Je contrôle chacun de mes mots », a-t-il déclaré, conscient que d’autres détenus, dont le journaliste français Christophe Gleizes, demeurent emprisonnés pour des motifs similaires.
Une arrestation orchestrée : six jours sous une cagoule
Le récit de l’arrestation de Boualem Sansal, survenue le 16 novembre 2024 à l’aéroport d’Alger, révèle les méthodes employées par les services de sécurité algériens. L’écrivain a décrit une véritable opération d’enlèvement légal : « En sortant de l’aéroport, ils m’ont passé une cagoule sur la tête. Pendant six jours, je n’ai pas su où j’étais ni à qui j’avais affaire. »
Emmené par des agents en civil à deux heures du matin, menottes aux poignets, Boualem Sansal a été plongé dans l’isolement total. Cette méthode d’arrestation, digne des pires régimes autoritaires, visait manifestement à briser psychologiquement l’intellectuel dès les premiers instants de sa détention.
L’enfer carcéral : « On se sent mourir »
Les conditions de détention décrites par l’écrivain révèlent la dureté du système pénitentiaire algérien. Malgré son âge avancé et sa santé fragile – il est atteint d’un cancer de la prostate – aucun traitement de faveur ne lui a été accordé.
« La vie est dure dans une prison. Le temps est long. On se fatigue, on s’épuise très vite, on se sent mourir », a confié Boualem Sansal, avant d’ajouter : « Au bout d’un mois, trois mois, on ne se reconnaît plus. On a perdu de sa masse musculaire. On a perdu la moitié de son vocabulaire. J’ai du mal à parler. »
Coupé du monde extérieur pendant près d’un an, privé de moyens d’écriture alors que l’écriture constitue sa raison de vivre, l’intellectuel a survécu en imaginant mentalement les livres qu’il écrirait plus tard. « Je ne pouvais pas psychologiquement » écrire en prison, a-t-il expliqué, bien que l’envie soit restée intacte.
La véritable raison de l’arrestation : le Sahara occidental
Loin des accusations officielles d' »atteinte à l’intégrité territoriale » et de « sûreté nationale », Boualem Sansal a pointé du doigt la véritable origine de son calvaire : la décision française sur le Sahara occidental. « J’ai vite compris que c’est la reconnaissance de la marocanité du Sahara occidental par la France qui était la cause de cette histoire », a-t-il affirmé.
En juillet 2024, le président français Emmanuel Macron avait apporté son soutien au plan d’autonomie marocain pour le Sahara occidental, provoquant une crise diplomatique majeure avec Alger qui soutient depuis cinquante ans les indépendantistes du Front Polisario. L’arrestation de Boualem Sansal apparaît ainsi comme une représaille directe du régime algérien contre la France, l’écrivain devenant un otage des tensions bilatérales.
L’intellectuel a également évoqué un second facteur aggravant : son amitié avec Xavier Driencourt, ancien ambassadeur de France en Algérie, perçue par le pouvoir algérien comme une proximité suspecte avec Paris.
Une libération in extremis : « Je ne savais pas où on m’emmenait »
La grâce présidentielle accordée à Boualem Sansal est intervenue après qu’il fut d’abord condamné à cinq ans de prison ferme en mars 2025, peine confirmée en appel en juillet. L’écrivain raconte qu’il n’a été informé de sa libération qu’au dernier moment : « On me met dans un fourgon, on démarre et on s’en va. Je demande au chauffeur ‘on va où ?’ Il me répond ‘je ne sais pas’. J’ai regardé par le petit vasistas, on arrive à l’aéroport. Là, j’ai compris. »
Selon les informations rapportées, c’est une négociation menée par l’Allemagne qui a permis d’obtenir sa grâce pour « motifs humanitaires ». L’écrivain a d’abord été transféré à Berlin pour recevoir des soins médicaux avant de rentrer en France le mardi précédant son interview, où il a été immédiatement reçu par Emmanuel Macron.
Bruno Retailleau, un obstacle à la libération ?
Dans un passage remarqué de son entretien, Boualem Sansal a suggéré que les déclarations de l’ancien ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau contre le régime algérien ont pu « d’une certaine manière » constituer un obstacle à sa libération. Cette affirmation pointe du doigt la stratégie de communication adoptée par certains membres du gouvernement français, qui aurait pu compliquer les négociations discrètes.
L’écrivain, tout en qualifiant Retailleau d' »ami », semble ainsi critiquer indirectement une approche trop frontale qui aurait durci la position algérienne et prolongé inutilement sa détention.
« Je critique une dictature, pas l’Algérie »
Dans ce qui constitue le message politique central de son intervention, Boualem Sansal a clairement distingué sa critique du régime de tout sentiment anti-algérien : « Je n’ai jamais critiqué l’Algérie. Je critique un régime. Je critique des gens. Je critique une dictature. »
Cette affirmation marque un retour à sa liberté d’expression, bien que mesurée, l’écrivain restant conscient des enjeux diplomatiques et de la situation d’autres détenus. Il a notamment évoqué le journaliste français Christophe Gleizes, condamné à sept ans de prison et dont le procès en appel est prévu pour le 3 décembre : « Il y a plusieurs dizaines de détenus politiques pour des raisons bizarres, on ne sait pas lesquelles. »
Un appel à la réconciliation, mais des craintes persistantes
Malgré l’épreuve subie, Boualem Sansal a exprimé son souhait de voir les relations entre la France et l’Algérie s’améliorer : « Je veux que la France et l’Algérie soient de grands amis. Je suis depuis toujours pour la réconciliation entre la France et l’Algérie. »
Toutefois, l’écrivain a avoué craindre pour ses proches s’il devait retourner en Algérie. Bien qu’il souhaite récupérer ses affaires personnelles et retourner dans son pays natal « le plus vite possible si on le [lui] permet », il redoute que son épouse ne soit à son tour inquiétée par les autorités. Cette peur révèle la nature vindicative du régime algérien, qui n’hésite pas à s’en prendre à l’entourage de ses opposants.
Une programmation médiatique encadrée
Après France 2, Boualem Sansal a accordé une interview à France Inter diffusée le lundi 24 novembre dans la matinale, ainsi qu’un entretien au quotidien Le Figaro. Arnaud Benedetti, fondateur du comité de soutien à l’écrivain, a qualifié cette séquence médiatique de « programme assez encadré », soulignant que l’écrivain « est conscient qu’il arrive dans un contexte profondément marqué par la difficulté de la relation franco-algérienne ».
Cette prudence s’explique par la volonté de l’exécutif français de « reprendre langue d’une manière un peu plus apaisée avec l’Algérie », selon l’analyse d’Arnaud Benedetti, notamment dans le contexte du cas Christophe Gleizes qui reste en instance.
Une affaire révélatrice des dérives du régime algérien
Au-delà du cas personnel de Boualem Sansal, cette affaire met en lumière les pratiques répressives d’un régime qui instrumentalise la justice à des fins politiques. L’arrestation d’un écrivain octogénaire, son maintien en détention malgré son état de santé, et l’utilisation de son sort comme monnaie d’échange dans les relations internationales témoignent de la dérive autoritaire du pouvoir algérien.
L’intellectuel franco-algérien, prix de l’Académie française en 2015 pour son roman « 2084 : La fin du monde », rejoint ainsi la longue liste des voix critiques réduites au silence ou contraintes à l’exil par un régime qui ne tolère aucune opposition.
Son témoignage sur France 2, mesuré mais courageux, constitue un rappel que la liberté d’expression reste un combat quotidien dans l’Algérie de 2025, où critiquer le pouvoir peut coûter des années de prison.

















